À propos du projet

Musique, cultures, mobilités : un projet pédagogique entre ethnomusicologie et médiation culturelle

Talia Bachir-Loopuyt
MCF en ethnomusicologie
Université de Tours

Les musiques dites « du monde », que nous associons à des ailleurs plus ou moins lointains existent aussi ici : en Touraine, en région Centre, en France, du fait des migrations et de l’intérêt que portent des musiciens aux pratiques et répertoires de différentes régions et aires culturelles. Elles existent dans différents espaces et lieux, à travers des festivals et programmations dédiés à divers genres musicaux (musiques du monde, jazz, musiques traditionnelles ou actuelles, musique ancienne ou contemporaine) et artistiques (théâtre, danse, arts de la performance…). Elles existent aussi dans des replis moins visibles de nos sociétés : les sphères intimes de familles et de communautés, les associations de migrants, les réseaux d’amateurs unis par une passion commune pour la capoeira, la culture portugaise, l’Afrique, la solidarité internationale, l’action humanitaire ou sociale.

Le projet pédagogique « D’ici et d’ailleurs. Histoires de musicien.ne.s de Touraine et région Centre », mené avec des étudiants du département de musicologie de Tours, explore les mobilités de musiciens et de répertoires musicaux, leur présence et leur audibilité dans la société française (Bachir-Loopuyt/Damon-Guillot 2019). Il fait des « musiques du monde » – une notion floue et controversée – une entrée pour appréhender des histoires de vie, des processus d’apprentissage et de création, des mobilités de personnes et de répertoires. Le principe général est celui d’une pratique continûment éprouvée au fil de l’histoire de l’ethnomusicologie : un inventaire des pratiques musicales, qui vaut autant par les données qu’il permet de rassembler que par les questionnements qu’il fait émerger. Et voilà les étudiants plongés au cœur de la dispute mise en scène par Denis Laborde entre Singulotron et Pluralibus, dans le prologue des Musiques à l’école (Laborde 1998):

« SINGULOTRON – Faisons donc du mot « musique » un terme générique, un invariant. Promenons cet invariant sur la surface du globe, à la manière d’un aimant. Que voyons- nous alors ? Ce qui se passe est magique. L’aimant attire à lui l’ensemble des conduites sociales dans lesquelles, de par le monde, « de la musique » est produite. [...] (« Prologue », Les musiques à l’école Denis Laborde)

PLURALIBUS – A vrai dire votre aimant m’embarrasse. Comment pouvez-vous rendre compte du fait, massif, de la pluralité culturelle des populations humaines à partir d’un invariant que vous bricolez vous-même ? [...] Votre aimant n’est qu’un artefact, un instrument de conquête élaboré afin de capturer les musiques du monde et de les annexer pour en faire une collection d’objets dévitalisés…

Cet inventaire, toutefois, est mené dans la société et les villes dans lesquelles vivent les enseignants et étudiants : ce qui les conduit à questionner d’autant plus les catégories en usage dans nos mondes de musique (« musique brésilienne », « musique arabe », « musique ancienne ») et la place du chercheur dans ce qu’il observe (Araujo 2009). Les étudiants se frottent ainsi – sans toujours en avoir pleinement conscience – à des problématiques aujourd’hui devenue centrales en ethnomusicologie et dans d’autres pans de la recherche : les liens entre musique, identités, territoires (Stokes 1995), l’impact du « mobility turn », les effets de ce que l’on a pu appeler le « rapatriement de l’anthropologie » sur des terrains proches, en particulier sur la conception de la « culture » (Rozenberg et al. 2020). D’une enquête à l’autre, le regard se déplace d’une logique d’inventaire à la réflexion sur des cas, sur des trajectoires, venant souvent bousculer les frontières et partages binaires qui structurent nos représentations communes de la musique : traditionnel/moderne, savant/populaire, occidental/non occidental.

Le cadre pédagogique est celui d’enseignements délivrés dans le cadre de la licence et, plus ponctuellement, du master de musicologie (parcours Musique et sciences Humaines).
En licence, dans le cadre d’un cours de Travaux Dirigés dispensé sur le temps d’un semestre (Atelier musicologique, 18 h), les étudiants travaillent par petits groupes à une série d’exercices : de la prospection du vivier à la prise de contact, la collecte d’informations puis la préparation d’un entretien, jusqu’à la réalisation de celui-ci. Au fil de ces étapes, ils s’initient à l’enquête ethnographique : une technique de recueil de données mais aussi et surtout, un mode de connaissance qui se construit dans la rencontre avec des sujets. Ils expérimentent aussi, dans le même temps, cette pratique que l’on appelle, dans le milieu de musiques traditionnelles, le collectage (Mabru 2007) : un recueil de paroles et de « morceaux de musique » qui deviendront les matériaux d’un double travail de médiation et de réflexion.
En master, l’heure est venue de travailler de plus près cette activité qui est au cœur du métier d’anthropologue : l’observation et de la description. Les quelques textes présentés dans la troisième rubrique de ce site (« Moments de musique ») ont été rédigés par des étudiants dans le cadre d’ateliers de recherche, dans lesquels les uns et les autres ont pu travailler, à partir de cas ou « terrains » librement choisis, ce double exercice : amenant à réfléchir tout à la fois à l’inscription de la musique dans des pratiques, des dispositifs, des espaces et des lieux, des temporalités, des discours, mais aussi à la posture et au poste d’observation, à la relation entre enquêteurs et enquêtés, à ce qui les distingue autant qu’à ce qu’ils partagent.

Ce site internet présente de ces travaux. Les portraits sonores constituent la part audible d’un fonds d’environ 60 entretiens conservés à la Bibliothèque musicale de Touraine, avec d’autres données recueillies au fil des entretiens biographiques (photographies, documents). Les enquêtes sur les collections d’instruments mettent au centre le matériau photographique, complété par d’autres données (fiches explicatives, historique des collections, extraits d’entretiens). Dans les récits d’enquête, ce sont les textes qui sont au premier plan : complétés parfois par certaines des « données » recueillies (produites) par les étudiants.

Ce site et ce fonds de données conservé à la Bibliothèque ne doivent pas faire oublier l’autre part, invisible et inaudible, des « musiques d’ici » : les pratiques de musiciens et musiciennes qui n’ont pas été (encore ?) repérés dans le cadre de ce projet, celles de ceux qui ont été interrogés mais n’ont pas souhaité être enregistrés ou que leur portrait soit diffusé. C’est aussi de ces ratés ou malentendus que se nourrit la formation des apprentis ethnomusicologues et médiateurs de demain. Ils font aussi apparaître les limites d’un simple entretien et la nécessité de poursuivre l’enquête sur une plus longue durée, sans toujours se munir d’outils d’enregistrement, pour mieux appréhender les ressorts de la « vie ordinaire ». Ils font aussi sentir la nécessité de poursuivre le travail de médiation au-delà de la réalisation d’un support enregistré, par l’organisation de moments de performance vive, d’écoute, d’échanges, de transmission autour des « musiques d’ici » : voire d’imaginer peut-être un jour un lieu, à Tours, qui leur serait dédié ?

Talia Bachir-Loopuyt

Bibliographie

  1. Araujo, S. (2009) « Ethnomusicologists researching towns they live in: Theoretical and methodological queries for a renewed discipline », Musicology (9), p. 33-50.

  2. Dassié, V. (2010). Objets d’affection. Une ethnologie de l’intime, Editions du CTHS. Laborde, D. (1998). Musiques à l'école. Bertrand-Lacoste.

  3. Laborde, D. (1998) Musiques à l'école. Bertrand-Lacoste.

  4. Lenclud, G. (1995) « Les incertitudes de la notion de science appliquée » , in : Jean-François Baré. Les applications de l'anthropologie : un essai de réflexion collective depuis la France, Karthala, pp. 49-63.
  5. Baré. Les applications de l'anthropologie : un essai de réflexion collective depuis la France, Karthala, pp. 49-63.

  6. Mabru, L. (2007) « Propos préliminaires à une archéologie de la notion de “musique traditionnelle ». Ethnographiques (12).

  7. Pettan, S., & Titon, J. T. (Eds.). (2015). The Oxford handbook of applied ethnomusicology. Oxford Handbooks.

  8. Prévôt, N. (2016). Ethnomusicologie et recherche-action: le patrimoine musical des Nanterriens. Cahiers d’ethnomusicologie. Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles, (29), 137-156.
  9. Rozenberg, G. (éd.) (2020). La culture en débat, l’anthropologie en question, textes réunis par G. Rozenberg, Carnets de Bérose (13).

  10. Stokes, M. (1995) Ethnicity, identity and music. The musical construction of place, Oxford, Berg Publishers.

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